mardi 26 janvier 2010

Le petit pan de mur blanc de Pedro Costa

A l'occasion d'une rétrospective de ses films organisée par la Cinémathèque française, le cinéaste portugais est venu parler de son travail....






Pedro Costa, c'est quelqu'un de discret.


Gageons qu'il n'éprouve aucun plaisir particulier à s'entretenir avec nous. Quand il raconte son passage du tournage professionnel à l'artisanal, du 35 mm au numérique, il ne cherche pas la bonne formule, il ne vous tient pas de grands discours sur l'ontologie du cinéma ou l'esthétique de la pauvreté. Il vous dira simplement que dans le quartier de Fontainhas, il n'y avait pas la place pour les camions de la machinerie. Il aurait fallu élargir les ruelles pour les faire passer. Et puis même, il avait essayé, ça posait problème, ces puissants projecteurs qui éclairaient tout le quartier. Ça réveillait les types qui devaient se lever à 4h du mat' pour aller bosser. Alors, on pouvait certainement s'en passer.


Pour saisir quelque chose des films de Costa, cinéaste qu'on dit radical, formaliste, austère, etc, il faut certainement partir de là. De cette humilité, de cette discrétion et de cette modestie qui instaure une intimité presque gênante avec les personnes (personnages ?) filmées. Costa c'est tout de même quelqu'un qui nous invite à passer presque 3h dans la chambre d'une inconnue. Pour arriver jusqu'à la chambre de Vanda puis jusqu'au studio de Jeanne Balibar, il lui a fallu presque vingt ans. Vingt ans pour se débarrasser progressivement de cet arsenal technique et humain qui fait le charme si pesant des tournages. De ses dix ans passés comme assistant sur les tournages des films produits par Paulo Branco, il garde un assez mauvais souvenir. Trop de stress, de pression, de bas mensonges... Tellement de monde et de contraintes inutiles. Maintenant, quand Costa fait un film, il réunit une équipe de 4, 5 personnes... Huit c'est vraiment énorme, c'est juste quand il y a beaucoup d'acteurs.


Au fond, ce dont il a toujours eu envie, ce qui le rend heureux, c'est d'aller travailler, comme tout le monde. Alors il se lève et part au boulot à 9h, tous les jours, pendant un an, deux ans. Il va chez Vanda ou Ventura, et il tourne. Alors forcément, tous les jours, en allant chez Vanda, il croise l'ouvrier qui détruit le quartier, brique par brique. Forcément, ils finissent par aller boire des cafés ensemble. Alors l'ouvrier lui dit, « tu sais si ça t'arrange, je peux casser là ou là, aujourd'hui ». Alors Costa donne une petite indication et c'est ainsi, autour d'une tasse de café, un matin comme les autres, que le réel devient, un peu, fiction.


Mais quand on l'interroge sur ces frontières tellement poreuses du documentaire et de la fiction, il est gêné, il ne sait trop que répondre. Quand il part armé de sa petite caméra numérique, il n'a pas de scénario, rien d'écrit. C'est par petites touches, une indication par ci, un objet déplacé par là, et surtout par un délicat travail de montage (même sur le son) qu'un récit quasi-mythologique surgit de son expérience quotidienne.


C'est ainsi que Pedro Costa fait, tout naturellement, je dirais presque sans se poser la question, le grand écart entre ceux qu'il filme et la culture la plus élitiste, la plus cinéphile, (Ford, Tourneur, Straub) ; culture dont on use habituellement comme d'un signe distinctif. A propos de la lettre de Desnos, si belle, si riche, si émouvante, qu'il réutilise dans Casa de Lava puis dans Juvemtude en marcha !, il dit quelque chose comme : « oui, cette lettre elle est de Robert Desnos, mais elle aurait pu être de Ventura, alors c'est pas un problème ! ». Tout son travail me semble tenir dans cette remarque sortie l'air de rien. Il ne s'agit jamais de rendre beau ce qu'on considère comme laid a priori, mais d'écouter, de regarder la beauté et la poésie des êtres qu'il a sous les yeux.


C'est filmer le tableau de Rubens sur le mur blanc construit par Ventura en se disant que peut-être, le mur blanc est plus beau que le Rubens. Il faut dire que la question ne se pose même pas, "en vidéo, un Rubens, ça donne rien", alors que le mur de Ventura, pardon, mais ça en jette. La force de Costa c'est qu'avant le film on aurait pris une telle assertion pour du snobisme, de la pose. Mais en sortant, on se pose vraiment la question. Non pas parce que le blanc de ce mur est particulièrement beau, mais parce que le film l'a chargé de toutes les histoires, de toutes les singularités de la vie de Ventura. Ainsi, tel l'écrivain Bergotte fasciné par le petit pan de mur jaune de Vermeer dans La Recherche du temps perdu, nous pourrions rester longtemps fascinés par le petit pan de mur blanc de Ventura. Mais si on en meure, qu'on se le dise, ce sera certainement la faute à la petite caméra du cinéaste portugais...


Raphaël Clairefond


NB : Mais, blanc, le petit mur du musée l'est-il vraiment ?

mercredi 13 janvier 2010

Rohmer est mort : le reste est beauté




On naît cinéaste, disait Rohmer, à propos de Rossellini, dans son article sur Stromboli (1). La formule dit tout ; chez Rohmer, il n'y a pas d’histoire, pas de devenir, pas vraiment de culture, ou de formation ; la naissance est tout ; on comprend qu'il ne soit pas révolutionnaire.

Tout est, chez Rohmer, et c’est cela le cinéma, le rapport unique et privilégié à l’être. Le cinéma est le seul à pouvoir montrer. On est dans la pure ontologie, dans le platonisme chrétien, dans la morale. Les valeurs sont établies, et les êtres hiérarchisés.

Rohmer, on le sait, il ne s’en cachait pas, était essentialiste, dans tous les sens du mot ; d’abord, raciste, au sens fort, et pas seulement à ses débuts. Dans son dernier film, il abordait, à travers le langage et les niaiseries chrétiennes et courtoises, les origines d’un certain être français ; il meurt alors que la France se cherche une identité ; mais laissons ça, nous en avions parlé, beaucoup.

Rohmer mort, marquons plutôt que la mort, comme toute forme de négativité, est absente de son cinéma. Après un film désespéré (Le Signe du lion), il s’est détourné du négatif, comme s’il n'avait pas pu le supporter, manquant ainsi quelque chose de la vie de l’esprit, pour nous donner un cinéma joueur, amusant, enfantin, des comédies et des proverbes, des morales, sans audace, où il s’agit presque toujours de renoncer au désir, dans un monde sans politique, sans maladie, sans altérité, sans violence, sans folie, sans démesure, ni extrême, où les rapports de forces se réduisent à des luttes autour du désir. Un cinéma du plaisir, jamais de la jouissance ; paradoxalement, un cinéma on ne peut plus pur, le cinéma de la pureté.

Il n'y a pas de vieillesses, chez Rohmer, pas d’enfants non plus si je me souviens bien ; la jeunesse et la maturité de quelques bourgeois occupés à parler, toujours assez beaux ; c’est à cela que se résume son désir de montrer des « êtres pensants, doués d’une psyché » ; ailleurs sans doute manquent la pensée, et la psyché, parce que manquent la parole et ses jeux.

On peut trouver comme une morale de la mort dans l’un de ses derniers textes, je crois, consacré à Renoir, l’un de ses dieux, un Renoir dont il aura toujours voulu défendre les positions politiques, à coup de paradoxes, et sans vraiment cacher des préférences, le sauvant contre ceux qui opposent un Renoir progressiste à un Renoir réactionnaire, le Renoir revenu des USA.

Cette morale de la mort, dégagée du Petit Théâtre de Renoir, est idéaliste, voire mystique, non brechtienne : « On peut être heureux, même dans la pauvreté et dans la mort. »

Rohmer est mort, mais il ne faut pas trop le pleurer. « Car l’être le plus attachant est sans doute la machine. (…) La machine, c’est le petit lapin de La Règle du jeu. Elle est cruelle et mérite la mort : n’empêche que la mort est cruelle. Cette histoire [La cireuse] est celle où Renoir est allé le plus loin dans le cynisme, surtout quand le chœur chante : « Les humains se reproduisent, leur mort est moins grave que celle d’une machine ». Et cette phrase ne sonne pas d’une façon entièrement négative (ironique), comme elle eût fait chez Brecht, car l’image semble l’approuver. » (2)

On naît cinéaste, mais on meurt comme tout le monde. Rohmer, qui n’aimait pas l’absurde, est mort, il faut l’imaginer heureux, en un sens non brechtien, mystiquement heureux.



(Borges)



(1) Eric Rohmer, Le Goût de la beauté, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, p.203.
(2) Le Goût de la beauté, p.312-313.

mardi 5 janvier 2010

Critiques, vos papiers : Avatar (J. Cameron)

Cameron, portrait du cinéaste en industriel



Comme prévu, Avatar, film auto-proclamé (et ce depuis dix ans) révolutionnaire, soit-disant synthèse d'un siècle de cinéma et précurseur d'une esthétique nouvelle, déchaîne les passions et remet en branle la grande valse des opinions.


Une valse à trois temps qui s'offre encore le temps de s'offrir des détours du côté de Pandora...


1.Une savante campagne de communication excite la curiosité, touchant d'abord les geeks sur internet, puis le grand public.
2.La foule se rue dans les salles pour se rendre compte par soi-même de ces si bouleversants bouleversements du Septième Art.
3.Chacun y va de son avis sur la qualité des effets spéciaux et l'usage de la 3D; sur la perfection de l'expérience immersive proposée, en somme. Les spectateurs nostalgiques de leur coffre à jouet louent ce monde merveilleux, romanesque et plein d'innocence ; les autres, dont je fais partie, déplorent la faiblesse du récit, ses stéréotypes, son manque d'inventivité et son idéologie douteuse. Ne parlons pas des (apprentis) intellectuels cinéphiles (cf. critique de Chronic'art : http://www.chronicart.com/cinema/chronique.php?id=11577) qui s'épuisent à chercher les signes de la modernité du film armés de leur baguette de sourciers baudrillardiens.

Bref, voilà résumé en quelques mots un manège fort amusant qui se remet à tourner (en rond, forcément) à la sortie de chaque nouveau blockbuster étasunien à succès. Ce n'est cependant pas ce qu'il y a de plus intéressant dans cette affaire. Revenons à l'ambition première de Cameron. Et non, « faire un film pour l'ado qui sommeille en moi » n'est pas ce qu'on peut appeler une « ambition ». En fait, elle est simple, elle a la simplicité des grandes ambitions et tient en un mot : innovation.

Ce mot-là résume tout. Cameron est novateur, moderne, de son époque, tout ce qu'on veut...dans son obsession même pour l'innovation et donc pour les nouvelles technologies numériques. C'est-à-dire qu'il n'est plus vraiment un cinéaste, un créateur qui éprouverait le besoin de donner corps à des images qui l'habitent. Contrairement aux autres, ceux qu'il aurait relégués à l'âge de pierre, lui trouve des solutions à des problèmes techniques. Des solutions au problème suivant : comment reconstituer un monde virtuel, imaginaire de telle sorte que le spectateur puisse le découvrir avec la même liberté de mouvement que dans le monde réel (avec plus de liberté même) ? C'est une question que se posaient jusqu'à présent les créateurs de jeux vidéo, on ne s'étonnera donc pas qu'aucun autre film n'a autant ressemblé à un assemblage de séquences de jeu. Mais au moins, Cameron a été assez malin pour prendre en compte cette évolution formelle dans son script, et c'est à peu près la seule idée (une astuce, devrait-on dire) du film.

Même la stratégie marketing l'a intégrée. Dans la publicité pour le dernier téléphone LG (qui précède la séance : http://www.youtube.com/watch?v=aKPaoVAiTmw ) on découvre un futur client prenant la place du héros du film dans la séquence qui le voit poursuivi par un gros monstre. On retrouve à la fin notre client, son portable en main, trempé après que lui, en fait son avatar, a dû sauter dans une cascade pour s'échapper. Ce que vend Avatar dans la forme comme sur le fond, ce sont donc les bonnes vieilles sensations du monde réel, par procuration, transposées dans un univers virtuel. Sauf que le héros du film se commande seul et prend son pied (en retrouvant ses jambes) à notre place.


Dès lors, la mise en scène, comme dans un jeu vidéo, est déterminée par la place et le regard du spectateur. Il faut le faire vibrer et s'émerveiller, à tout prix. Sur un forum, quelqu'un (Guillaume Massart, pour les initiés) parlait de « pilotage automatique », expression qui dit bien la prévalence de la technologie dans le projet et la cruelle absence de regard, de personnalité, de subjectivité du film. La caméra doit nécessairement déambuler dans cet univers de pixels pour révéler la finesse des détails, la richesse et la diversité des formes. Sa place n'est plus déterminée par l'envie, la nécessité de montre une chose plutôt qu'une autre. Elle agît à la manière d'un guide touristique dirigeant notre regard partout autour de lui, comme pour défricher cette terre vierge.

Avec la mutation progressive de la caméra en ordinateur, on assiste à sa dématérialisation, provoquant, comme un dommage collatéral, la disparition du point de vue. Pouvoir amener cette caméra partout, c'est pour Cameron ne la placer nulle part. J'évoquais la politique des auteurs, plus haut, on peut aussi se demander quelle écriture cinématographique est possible quand le cinéaste est plus occupé par les rouages de sa nouvelle caméra-stylo que par les règles de sa grammaire personnelle. Finalement, Cameron ne semble plus concerné par les questions les plus essentielles au cinéma : quoi montrer (champ/hors-champ), comment raconter une histoire, comment sortir des clichés, du déjà-vu, tout simplement... Ainsi ce glissement de l'idée créative à la solution technique amorce un changement radical dans la conception même du métier de cinéaste.

Dans son entreprise (1), il semble que la question de la faisabilité technique précède l'idée, l'image, l'imagination. Comme si les moyens passaient désormais avant la fin. Il n'est plus auteur, suivant les canons de la Nouvelle Vague et de sa bonne vieille politique, mais au mieux, un ingénieur, un concepteur qui prétend proposer au spectateur des sensations et des émotions plus intenses que les autres. C'est un animateur de parc d'attractions. A Holywood (oui, avec un "l", pourquoi pas ?), on a parfois transposé une attraction en film (Pirates des Caraïbes), on a aussi adapté des jeux vidéo... Cameron est plus fort. Son film précède le jeu et l'attraction. A la limite, il est tout ça à la fois.
Tout son projet relève évidemment d'une logique commerciale primaire. Un entrepreneur qui veut lancer un nouveau produit va chercher ce qui s'est fait de mieux sur le marché jusqu'à présent, puis investira des fonds conséquents en Recherche et Développement pour synthétiser tout ça en apportant au produit des services encore inexistants et un usage aussi intuitif que possible. Ce film dans lequel les aliens se connectent aux animaux et aux plantes en y insérant leur queue de cheval pourrait bien être l'Iphone du cinéma contemporain.


Alors, pour l'imagination, forcément, on repassera. Les extraterrestres, la planète Pandora, s'ils forment un univers visuel cohérent et luxuriant n'en laissent pas moins une désagréable impression de déjà-vu. On ne parle même pas de leur esthétique kitsch et de leurs couleurs fluorescentes criardes (non, les lianes ne sont pas des luminaires Ikéa). Cameron a apparemment mélangé une faune préhistorique et une flore marine dans un environnement qui ressemble à la terre (forêts, montagnes, certes suspendues). Quant à ses aliens, il s'est contenté de les fondre sur le modèle des moeurs et des pratiques sociales des Indiens d'Amérique, rejouant leur génocide, agrémenté d'un happy end parce qu'on est quand même à Holywood. Reste la conception d'un monde naturel en tant que réseau d'énergie, analogue au réseau numérique : deuxième et dernière idée originale du cinéaste.
Avatar est donc aussi le résultat d'une immense entreprise de recyclage portée à un degré de perfectionnement inégalé. On sent bien que Cameron est prêt à tout pour rester le roi des entertainers à Holywood quitte à se muer aussi en storyteller paresseux. Ce qui lui importe, pour récupérer sa couronne, comme son héros, c'est de dompter le plus gros dragon, le plus rapide, le plus puissant, le plus coloré, le plus impressionnant...celui devant lequel le grand peuple païen des spectateurs incultes se prosternera.

Alors, c'est qui le patron ? C'est qui le messie ? Le pape du cinéma de demain ?

C'est toi, James, c'est toi.

A la sortie de la salle, tes fidèles sont rassasiés. Ils ont pris leur hostie, pardon, leurs lunettes; ils ont le crâne plein à craquer de belles lumières, de bons sentiments et d'effrayantes bestioles, leurs pupilles frissonnent encore dans leurs orbites et leurs jambes sont flageolantes. Une nuit blanche sur Warcraft, à côté, c'est une promenade de santé. Mais le service après-vente alors ? As-tu au moins pris la peine de fournir à tes fidèles un fauteuil roulant avec leurs lunettes 3D ?

Lucky Jack Sully...


(1) Le terme résume particulièrement bien le travail de Cameron : du business au sein du champ artistique, le cinéma quoi.