jeudi 30 décembre 2010

CRITIQUES VOS PAPIERS : The Swimmer (F. Perry)


On ne peut se baigner deux fois dans la même piscine




Je ne sais pas trop ce qu'Héraclite voulait dire par "On ne peut entrer deux fois dans le même fleuve" - mais qui le sait de toute façon ? Ce type n’était pas à une obscurité près, à ce qui paraît. N’importe, admettons qu’on comprenne. On n’entre pas deux fois dans le même fleuve : c’est une évidence vu qu’un fleuve, c’est de l’eau qui coule, ce n’est jamais le même – bien qu’on dise que c’est le même, pour la commodité de l’entre-compréhension universelle. C’est le même fleuve et ce n’est pas le même : ainsi va la vie, faut que vogue le navire. Soit. Mais dans une piscine ? On se dit que c’est sans risques. Une piscine reste toujours la même. L’eau ne s’écoule pas, ni dans un sens ni dans l’autre, ni en avant ni en arrière. A défaut de pouvoir entrer deux fois dans le même fleuve, on se console à l’idée qu’on pourrait se baigner deux fois dans la même piscine. Notons qu’on ne sait pas trop ce qu’on gagne au change pour l’instant, mais en attendant, c’est rassurant de savoir qu’une telle chose est possible.

The Swimmer commence donc sur cette drôle d’idée : Ned Merrill (Burt Lancaster) décide de rentrer chez lui à la nage, en traversant la piscine de toutes les propriétés qui le séparent de sa villa ; « I’m swimming home », c’est sa formule. C’est une idée super, à l’en croire, et il a tout ce qu’il faut pour y arriver : un maillot de bain, une forme d’enfer, et des amis friqués. Cet alignement de piscines, Lancaster a l’idée d’appeler ça la « Lucinda River », du nom de sa femme. C’est une idée bizarre, au moins autant que celle de rentrer à la nage. Pourquoi appeler « rivière » une série de piscines, alors que c’est justement l’avantage d’une piscine, de ne pas être une rivière, d’être un lieu sûr, qui ne change jamais, sur quoi on peut compter ? C’est-à-dire : pourquoi réintroduire du temps, du mouvement, là où Lancaster avait la sécurité de l’immobilité, la certitude de rester ce qu’il est, de ne pas voir le temps lui échapper, en se baignant, pour l’éternité, dans la même piscine ?

Le voilà en tout cas parti pour une aventure qui promettait d’être la moins aventureuse que l’homme ait jamais conçue. Imaginez : nager d’une piscine à l’autre pour rentrer à la maison. Vous parlez d’un défi : un voyage de retour vers la sécurité conjugale du home, et tout ça sans même descendre le cours d’une rivière ou s’élancer sur la mer couleur de vin, comme Ulysse. Non : juste en plongeant d’une villa à l’autre, d’un martini à l’autre, dans le coin le plus prospère du Connecticut, sous le beau soleil d’été de 1966 – le plus bel été de l’histoire, toutes les chansons pop le disent. Pour l’aventure, on repassera. Le temps s’est figé au bord de la piscine, sous le soleil exactement. From here to eternity, il n’y a qu’un plongeon ; Lancaster se jette à l’eau : quel héros.



Schwimmbad Mitternacht de David Hockney (1978) ; j'avais pensé à A bigger Splash, qui date de 1967, mais la toile est trop connue. Le monolithe de celle-ci aura le mérite d'évoquer un autre voyage dans le temps - et au-delà de l'infini -, sorti la même année que The Swimmer, en 1968.

Sauf que rien ne se passe comme prévu. Fallait s’y attendre. C’est que si on comprend le mouvement comme ce qui passe par une série de points, ou qu’on pense une rivière comme un simple alignement de piscines, on bute forcément sur un paradoxe temporel. Comment le mouvement peut-il se décomposer en une série de points, de coupes immobiles ? Comment une série de piscines pourrait-elle former la moindre rivière ? C’est un paradoxe bien connu que si on confond le mouvement avec l’espace parcouru, le mouvement n’atteint jamais son but : la flèche de Zénon n’atteindra jamais sa cible si elle doit d’abord parcourir la moitié du chemin qui l’en sépare, puis la moitié de cette moitié, puis la moitié de cette moitié, et ainsi de suite, à l’infini, sans que la flèche fasse autre chose que tendre vers sa cible, sans jamais se ficher dedans.

Sur le chemin de la maison, voilà donc que notre héros se perd ; les choses familières prennent un tour inquiétant, les amis s’éloignent, méconnaissables, et les souvenirs oubliés, refoulés, remontent à la surface. Lancaster fait comme si de rien n’était, aussi longtemps qu’il le peut. Il plonge au ralenti dans la piscine des uns et des autres, en vrai dieu, comme s’il n’avait pas changé de maillot de bain depuis la fameuse baignade de From Here To Eternity. Et pourtant, quelque chose est arrivé, il ne sait pas quoi, mais tout sonne faux. C’est comme si les piscines, loin d’être le miroir d’éternité où il contemplerait narcissiquement sa propre réussite, l’avaient fait passer de l’autre côté et réfléchissaient, à l’instant de sa mort, le film de sa vie, accéléré et remonté à l’envers.

On était parti pour voir un film avec Lancaster en maillot de bain ; on se retrouve avec un film presque aussi abstrait que Marienbad ou Copie conforme. Le film propose à ce titre une curieuse image du temps. A un premier niveau, le temps se brise en une série elliptique de scènes disjointes les unes des autres, une suite discontinue de coupes immobiles à quoi correspond l’alignement des piscines traversées par Lancaster, qu’il parcourt en faisant des bonds dans l’espace qui sont autant de sauts dans le temps. A un second niveau, cette série discontinue ne bifurque pas dans toutes les directions, comme le labyrinthe de Marienbad : elle finit par se boucler en prenant la forme d’un cercle qui ramène effectivement Lancaster à la maison, à son point de départ.

Le temps, dans The Swimmer, est ainsi à l’image d’un cercle brisé, d’une série de tangentes qui finirait par décrire un cercle. Voyez le schéma 1 (car il est temps de donner à ce texte une apparence de sérieux) :




A titre de comparaison, le schéma temporel de Marienbad, fourni par Resnais et Robbe-Grillet est infiniment plus complexe et fuyant, et ne s’apparente à aucune figure géométrique reconnaissable, sinon à une partition de musique. Voir le schéma 2 :



"La dernière clé de Marienbad", Cahiers du Cinéma n°125 p.48

A l’idée d’un temps qui s’écoule tout uniment comme un fleuve se substitue donc, à un premier niveau, l’image d’un temps disjoint en une série de piscines séparées les unes des autres. Si bien que Lancaster, en passant d’une piscine à l’autre, fait à la fois des bonds dans le temps, dans l’avenir ou dans le passé, on ne le sait pas trop. Il se retrouve confronté à l’ancienne baby sitter de ses enfants, qui a trouvé le temps de grandir, on ne sait pas quand. Puis il fait face à des amis à qui il doit de l’argent, lui qui se croyait riche, pas du tout dans le besoin. Puis à une maîtresse qu’il a abandonnée, mais c’est à peine s’il s’en souvient, à croire qu’il ne l’a pas vécu ; et tout ça, sans qu’on arrive à savoir si ces rencontres permettent de reconstituer son passé (ce qui lui est arrivé avant que le film commence), ou s’il avance à grands bonds discontinus dans son propre avenir, chaque étape, au bord de la piscine, lui permettant d’apprendre ce qu’il a loupé dans l’ellipse de quelques années qui le fait bondir, sans continuité, d’une piscine à l’autre. C’est comme une course en ligne droite où le coureur, désorienté, se perdrait à mi-chemin, et ne trouverait plus l’arrivée. Ou alors, c’est un long sommeil entrecoupé d’éveils, où le dormeur aurait besoin d’apprendre ce qu’il a manqué dans l’intervalle. Un peu comme dans Inception en un sens ; la piscine jouerait le rôle du « kick » qui permet à Lancaster de se réveiller et de se demander où il se trouve. La critique des Cahiers du cinéma évoquait Rip Van Winkle, un des contes américains fondateurs, où le vieux Rip s’endort vingt ans au pied d’un arbre, et ne reconnaît plus à son réveil, le monde qu’il a quitté ; à cette différence près que Lancaster, dans The Swimmer, est une sorte de Rip Van Winkle somnolent, qui ne cesserait pas de s’endormir et de se réveiller.

A ce premier niveau, le film prend l’apparence d’une satire sociale. On est à la veille de 1968. Les modèles identifiants des années 50 fuient dans tous les sens et le parcours de Lancaster se comprend alors comme un « processus de démolition », selon la formule de Fitzgerald, l’influence revendiquée de John Cheever, qui a écrit la nouvelle dont s’inspire The Swimmer. Lancaster parvient au but de son voyage, mal en point, éreinté, transi, sous la pluie qui s’est mise à tomber sans désemparer. Il fait moins le malin maintenant. Et que trouve-t-il ? Une porte close, une maison vide. La femme a disparu. Les enfants aussi. Entre temps, on a appris que sa vie n’était pas si idéale. Il avait tout, une femme, des enfants, une villa. Il n’a plus rien, à part des dettes monstrueuses ; même l’épicier du coin ne se gêne plus pour lui réclamer devant tout le monde l’argent qu’il lui doit, c’est dire s’il a touché le fond. Ses filles sont des délinquantes aux dires du voisinage : on ne sait pas, mais elles ont dû entendre Dylan brancher sa guitare et suivre la Highway 61, avec des motards. Ca ne leur disait plus rien de boire des martinis avec papa, au bord de la piscine. On les comprend.

L’allégorie ne fait pas toujours dans la finesse, et on peut regretter qu’une des dernières étapes du voyage de Lancaster soit une piscine municipale, où le héros se perd, anonyme, dans la foule sans visage des baigneurs, comme si c’était là le comble de la déchéance sociale – tandis que le comble de la réussite, semble-t-il, c’est de pouvoir se payer le luxe de ne pas se baigner dans sa piscine privée, puisqu’en dehors de Lancaster, on ne voit aucun de ses voisins piquer une tête, ou même être en maillot de bain. Si la piscine privée est le signe d’une vie « réussie » mais sans authenticité, aller à la piscine municipale semble le signe d’une vie ratée. Séguéla aurait pu le dire. Mais passons. Avec les Américains, on ne doit pas s’étonner : pour eux, une piscine municipale, ça doit être le début du communisme, la fin des haricots.

(Toujours est-il que la satire dut leur paraître suffisamment mordante pour qu’on voie un clip publicitaire se proposer de réécrire le film et remettre toutes les choses en ordre :


Publicité Levis (réal. : Tarsem Singh, 1992)

L’Amérique idéale des années 50 et des garden parties ; le lonesome swimmer qui embarque la fille à papa ; et pas un seul noir en vue, seulement la musique de Dinah Washington, car il faut reconnaître que les noirs « ont le sens du rythme » (comme le chauffeur noir le dit ironiquement à Lancaster dans The Swimmer). Soit, sous couvert d’un hommage révérencieux, une restauration pure et simple des mythes que le film entendait mettre en crise.)

A un second niveau, les lignes discontinues finissent par décrire un cercle. Le temps forme une boucle, un cercle brisé, sans point de départ ni d’arrivée ; une roue dans quoi l’homme tourne sans cesse. En un sens, quand Lancaster parvient chez lui, il atteint seulement un point de relance : le voyage ne l’a pas mené ailleurs mais à son point de départ (le home) ; le point d’arrivée est en même temps un point d’origine, conformément au voyage de retour qu’il a entrepris. Ce temps cyclique, auquel les lignes discontinues se rapportent, explique qu’on ne sache jamais si Lancaster, d’une piscine à l’autre, avance dans l’avenir ou revient sur ses traces, sur son passé. C’est, de manière indécidable, l’avenir qui fait retour ; ou bien le passé qui se tient en embuscade pour le ramener à son point de départ. On pourrait ainsi très bien imaginer que la scène finale ne soit que l’avant-dernière, celle qui précède les toutes premières images du film, où Lancaster surgissait du bois, sans qu’on sache d’où il venait, lui-même ayant perdu la mémoire et partant à la recherche de ce qu’il a oublié – le désastre permanent que fut, que sera, sa vie. On pourrait très bien imaginer que la fin ne soit qu’un replay et que Lancaster recommence, indéfiniment, à tourner dans sa roue, d’une piscine à l’autre. Le parcours de Lancaster s’approfondit alors d’une dimension existentielle : ce n’est plus seulement un processus de démolition par quoi se trouvent dénoncés les modèles sociaux de réussite promus par l’Amérique publicitaire. C’est, de manière plus essentielle, plus émouvante, la voie de l’homme qui ne cesse pas d'oublier et de se ressouvenir qu’il va vers sa mort, et qui s’entend sans cesse rappeler, au futur antérieur, le désastre qui l’attend à chaque instant, depuis toujours.



La tombe du plongeur (Paestum, Italie) fut découverte durant l'été 1968

Sébastien Raulin

vendredi 17 décembre 2010

Critiques, vos papiers : Outrage (T. Kitano)





Il ne faut pas se fier aux apparences : Outrage est le film le plus directement et le plus radicalement politique de Kitano. Et son enjeu est tout autre qu'un simple retour aux premières amours. Achille et la tortue ne mentait pas en annonçant, en conclusion de la trilogie fantaisiste ou fantasmatique, un renouveau stylistique complet (1). Sous les oripeaux fatigués du film de genre, Kitano reprend et subvertit tout un pan du cinéma japonais, celui de ses années de jeunesse et de formation autant que celui qu'il pratiquait lui-même, et inaugure une nouvelle période dans son œuvre.
Interrogé sur ce tournant dans la carrière de son ancien professeur de cinéma, le réalisateur Moriko Tetsuya (2) le confirmait et l'expliquait par l'abandon des préoccupations personnelles qui irriguaient ses ouvrages précédents. Et effectivement, le personnage romantique dont la violence dont la violence le dispute au désespoir, soit que l'une entraine l'autre ou l'inverse, ce personnage reste au vestiaire, remplacé par une ribambelle de caïmans cyniques et froids. Achille et la Tortue annonçait déjà l'évolution en congédiant ce nihilisme flamboyant pour lequel Kitano s'est fait connaître en Occident (particulièrement avec Sonatine) mais qui n'avait plus lieu d'être puisqu'il supportait des conflits désormais réglés et des inquiétudes dépassées. En somme, le « personnel » kitanien n'est plus ce qu'il était et Outrage n'est de ce point de vue pas plus commercial ou moins investi que ses autres films. En témoigne l'intensité du contenu référentiel qui le traverse. Au début de Glory to the filmmaker!, Kitano se servait des moniteurs d'imagerie médicale pour renommer son cerveau cinéaste avec les noms de Ozu Y, Fukasaku K, Kurosawa A et Imamura S. Et sauf pour Ozu, ces figures cinématographiques intimes se retrouvent dans Outrage (3). Mais elles n'y opèrent pas comme des clins d'œil aux initiés, à la Tarantino, pas plus que Kitano ne joue avec les spectateurs à une espèce de "Où est Charlie ?" spécial cinéma japonais. Elles donnent plutôt lieu à tout un jeu de renvois, un enchâssement des unes dans les autres (Kitano et les poupées russes) par lequel le film produit du sens.

Trivialité du criminel

Kitano n'a jamais caché sa dette cinématographique envers Fukasaku. En faisant ses débuts derrière la caméra avec Violent cop, il remplaçait en fait le vieux Maître qui avait abandonné le projet par peur de devoir diriger le comique Beat Takeshi. Il finit quand même par l'enrôler pour Battle Royale, tandis que Kitano lui rendait un hommage appuyé dans son Sonatine en reprenant des éléments de Guerre des gangs à Okinawa. Enfin Outrage, qui est la relation de l'ascension rapide et de la destruction brutale du clan Otomo pris dans les intrigues intestines du milieu yakuza, paraît inspiré de Combat sans code d'honneur, chronique de la constitution d'un clan dans le Hiroshima d'après-guerre, de sa montée en puissance et de sa décadence provoquée par l'avidité des uns et des autres et par les manipulations de son caïd et du Parrain local.
D'Outrage à Combat sans code d'honneur, des motifs se retrouvent avec des variations. Le corps tatoué de Misuno faisant l'amour pour la dernière fois évoque irrésistiblement celui de Hirono Shozo dans des circonstances presque semblables. Les phalanges coupées et offertes en réparation des offenses sont identiquement rendues par le Parrain dans les deux films, accompagnées d'un don d'argent qui sert surtout à appuyer la domination du donateur et à obliger le bénéficiaire à un règlement de comptes clan contre clan. Mais à la différence de ceux de Kitano, les personnages de Fukasaku sont aveuglés par le jingi, notion rendue imparfaitement dans le titre français par « code d'honneur » mais qui renvoie plutôt à une suite de conduites ritualisées, dont l'obéissance au chef jusqu'à la mort et la mutilation propitiatoire sont les plus connues. Hirono pense qu'il fait l'amour pour la dernière fois parce qu'il a accepté la mission que lui a confiée son patron, dût-elle lui couter la vie, mais il s'agit aussi bien d'une illusion puisqu'il survit finalement à toutes les purges et les vendettas. Quant au don d'argent en échange de la phalange coupée, il n'oblige son bénéficiaire qu'en tant qu'il reste régi par le code rituel du jingi, en l'occurrence le financement des funérailles du moignon. Combat sans code d'honneur montre ainsi l'importance idéologique du jingi comme mode de pacification de la société dans le chaos de la défaite, puis son délitement face à une nouvelle réalité, où business et finances ont plus d'importance que les partages claniques. À la toute fin du film, Hirono Shozo, corps maigre flottant dans son costume, reste le dernier représentant du règlement traditionnel et se pose dans un rapport de répulsion à ce que sont devenus les yakuzas modernisés. Outrage se construit au contraire sur l'absence de cet homme contre son milieu au nom des traditions même de ce milieu. La phalange coupée est tout bonnement refusée comme pratique obsolète et démonétisée, tandis que le don d'espèces en est déconnecté et directement branché sur les tueries à venir. Et Misuno ignore qu'il fait l'amour pour la dernière fois car il n'a aucune idée de mourir pour son patron, ça ne fait pas partie de son programme qui parait plutôt être de s'enfuir le plus vite possible. Les personnages sont ainsi débarrassés de toute illusion, non seulement ils se savent pris dans un complexe d'intrigues et de manipulations multiples, mais ils s'en font les acteurs volontaires, ils y rajoutent tout ce qu'ils peuvent pour tirer leur épingle du jeu, s'emparer d'un nouveau territoire, devenir caïd à la place du caïd. Les frères jurés se spolient et s'entretuent, les comploteurs ne rêvent que de trahir leurs complices, le jingi n'est qu'une vaste farce, un hochet pour gangsters mal dégrossis, et il ne reste personne, absolument personne, pour sauver la face de l'éthique yakuza en se dressant contre sa corruption, quitte à y laisser sa peau. Kitano s'oppose ainsi à la légende de la noblesse yakuza dans la façon dont elle a été remise à un héros solitaire aussi bien dans son propre cinéma que, à travers Fukasaku, dans tout le cinéma japonais.

Bureaucratie de la violence
Mais le gangster chevaleresque n'est pas le seul à subir les outrages d'Outrage. Kitano ne tombe pas dans l'espèce de posture post-moderne qui consiste à remplacer la glorification de l'homme violent et du pouvoir qu'il détient par une fascination pour la violence elle-même et pour son esthétique (4). On a beaucoup et très mal parlé de la violence dans Outrage. Il est vrai que le film est plein de sang, de tortures inhabituelles (à la roulette de dentiste) et de mises à mort originales (pendu dans un accident de voiture, à la façon d'un strip des Idées noires de Franquin). Mais tout cela est surtout montré sans complaisance : ni l'esthétique de la violence ni la douleur des victimes (toutes également maffieuses et tortionnaires) ne sont les sujets de ces scènes. La cruauté n'est qu'une question d'occasion associée à l'exécution d'un labeur normalisé. Les yakuzas sont dépeints en fonctionnaires du crime, ce qui n'est pas forcément une nouveauté ; mais surtout leur activité professionnelle est filmée en conséquence, non magnifiée et avec une absence d'emphase qu'on imaginerait bien appliquée à un travail de bureau. Kitano tient de façon paradoxale la promesse faite à la fin de Takeshis', de ne plus faire de film de yakuzas. Car si Outrage met en scène des yakuzas et rien d'autre, c'est pour mieux étriller les canons du genre et il s'agit moins d'un « film de yakuzas » que d'un film sur des yakuzas. Ainsi, alors que Fukasaku procédait à la ré-inscription d'enquêtes mi-sociologiques, mi-policières, dans les cadres plus ou moins figés du genre, Kitano se livre à une recomposition quasi entomologique (meurtres commis par des insectes, sans passion et sans beauté) d'une société yakuza abstraite. Les séquences s'enchaînent sans intensification ni diminution au fil d'une intrigue qu'on a vite fait de perdre de vue. À la fin d'Achille et la tortue, le peintre ne trouve plus, pour se représenter à sa sortie de l'hôpital, qu'à exposer une cannette rouillée et défoncée, objet industriel et de consommation de masse déchu de sa destination initiale et ré-investi dans une séquence nouvelle. Il s'agit moins d'une reprise – impossible – de l'urinoir duchampien que d'une inscription dans une esthétique du ready-made que Duchamp ne finit pas d'inspirer (l'exposition à la Fondation Cartier a révélé le talent de plagiaire du plasticien Kitano). Quoi qu'il en soit, cette cannette est présente à chaque plan d'Outrage, comme principe d'une figuration dont la mise en scène serait au service d'une interminable enfilade d'objets-prêts. Le récit se délite sous la poussée de la répétition, la logique narrative (« à la suite de quoi... ») cède face à une logique accumulative (« une fois... une autre fois... »), soulignant la froideur, l'absurdité et l'irrémissible de chaque accès de brutalité.
On pense à la manière d'Imamura, à la précision distanciée avec laquelle il suit un tueur en série (La vengeance est à moi) ou perd ses personnages dans les rues d'Hiroshima atomisée (Pluie noire). Mais aussi, sous un autre aspect, à l'ethnographie imaginaire de La ballade de Narayama, où l'invention de toutes pièces d'une société et de sa culture permet son isolement et le développement en son sein d'une fable à portée universelle. Les yakuzas d'Outrage sont dans la même situation que les villageois d'Imamura. À l'écran, tout est yakuza. Même le flic qu'on ne voit qu'en train de vendre ses services aux caïds ou au Parrain, surtout quand il a l'air de faire son travail de flic. Même l'ambassadeur qui ne tarde pas à se prendre à la dynamique criminelle et à réclamer une plus grosse part du gâteau. En somme, il n'y a rien, littéralement, en dehors des yakuzas, les yakuzas sont tout et tous, et cette abstraction de leurs pratiques en dehors de tout contexte social en fait un paradigme de l'ensemble de la société capitaliste. Leur violence bureaucratique n'est qu'une forme à peine exacerbée de la concurrence de marché et les variations qu'ils y mettent se résument à la production d'une plus-value sadique en marge de la plus-value économique. Puis, en installant un casino dans l'arrière-salle d'une ambassade africaine, et en enrôlant l'ambassadeur comme portier en frac avant de l'abandonner à faire le sale boulot avec une pelle et un cadavre (traiter les cadavres : le comble du déshonneur au Japon), les yakuzas ne font finalement pas autre chose que d'adopter la conduite des élites politico-industrielles vis-à-vis de l'Afrique. (Il n'y a pas à délirer un racisme de Kitano. Le personnage de l'ambassadeur n'est pas plus mal loti, cinématographiquement parlant, pas plus ridicule que la plupart des Japonais du film.) En fin de film, l'anéantissement des clans intermédiaires assure l'accès à l'hégémonie d'un Parrain à présent flanqué d'un comptable et lancé dans la haute finance. La Bourse, dernier Eldorado du crime organisé.



Mort
Kitano a souvent dénoncé la main mise des yakuzas sur le Japon (5). Outrage pousse à son terme la logique de ce constat. Ces nervis s'entretuant pour s'approprier les circuits économiques les plus rentables font la chronique de la montée d'un fascisme new look, un fascisme du tiroir-caisse dans lequel l'alliance de l'argent et du pouvoir s'est débarrassée des couvertures culturelles traditionnelles. Et comme tous les fascistes, ceux-ci n'ont qu'un mot d'ordre : vive la mort ! Ce n'est pas qu'ils se réjouissent d'être mortels, de pouvoir tuer et être tués. C'est que l'absence de leurs cas de conscience, le filmage singulièrement dépassionné de la violence et le refus délibéré de toute montée dramatique les placent entièrement du côté de la mort. La mort n'est pas leur métier, elle est leur essence. Pour Kitano, c'est l'occasion de régler un problème de représentation. Les plans de cadavre ne sont plus ce qu'ils étaient dans les films précédents, le temps nécessaire à la condensation du sentiment de la mort. À la place, ils figurent le résultat presque mathématique et sans importance de ce qui a fait venir là un cadavre. Car évidemment, dans ce monde de mort, la mort physique se pose en continuité naturelle et non en rupture de réalité. Mais en réglant ce problème, il en pose un plus général. Le titre du film reprend partiellement celui de The Outrage, remake, réalisé par Martin Ritt, du Rashômon de Kurosawa. Et effectivement, avec Outrage, Kitano organise sur une pluralité de films ce que Rashômon faisait sur un film unique, c'est-à-dire la mise en relation de plusieurs témoignages, tous différents, à propos d'un même meurtre, jusqu'au récit d'un voyant parlant au nom de la victime, du côté de la mort (6). Et c'est là tout l'enjeu figuratif : embarquer tout un pan du cinéma japonais (et mondial, car le Japon n'a pas l'exclusivité des films glorifiant la violence) pour questionner les contenus admis de représentation de la violence et ce qu'ils signifient politiquement. On comprend mieux alors ce qui distingue Outrage d'un film de yakuzas : si tous les canons du genre y sont repris avec méticulosité, c'est pour y être desséchés, vidés de leur substance et rendus à leur réalité morte. Le film ne se pose ainsi ni en rupture, ni en renouvellement. Il s'inscrit directement dans une continuité historique et grâce à cette inscription en constitue un point d'achèvement. D'une certaine manière, on peut dire qu'il n'y a plus de film de yakuzas possible après Outrage. Et il faut avouer qu'il y a quelque chose de vivifiant à voir cette violence de domination ramenée à ce qu'elle est, éteinte dans son dévoilement : violence depuis la mort, dans la mort et pour la mort.

De Kitano, on peut désormais tout attendre, le pire comme le meilleur. Le pire, ce pourrait être par exemple une infinie reprise de tous ses films : après la révision de Sonatine, celles de Zatoïchi, de Kids return, de Jugatsu, de Violent cop, etc., longue suite qui ne manquerait sûrement pas de s'enfermer progressivement dans la lassitude. Quant au meilleur

Stéphane Pichelin

(1) Voir sur ce blog, Kitano entre le réel et sa représentation : http://spectresducinema.blogspot.com/2010/05/admiration-de-takeshi-kitano.html

(2) Interviewé pour Jet FM, à l'occasion du dernier Festival des 3 Continents, par Gérard Aubron et moi-même.

(3) Sauf défaut de vision de ma part, toute référence à Ozu est absente de Outrage. Ce n'est pas forcément étonnant. Dans son récent livre d'entretiens (Kitano par Kitano), Kitano est très explicite sur ce que le rythme propre à Ozu lui est parfaitement étranger. Quand au pastiche qu'il lui réservait dans Glory to the filmmaker!, il était de loin le plus malaisé et inabouti du film.

(4) Quitte à excuser cette esthétisation de la violence par la déclaration d'une volonté politique de dénonciation, ce qui me semble être le cas chez des réalisateurs comme Miike, Ishii, ou Fukasaku sur la fin, quoi qu'il en soit par ailleurs de leurs talents respectifs.

(5) Par exemple dans le film que lui a consacré Jean-Pierre Limosin pour la collection Cinéma de notre temps (Kitano, l'imprévisible). On a du mal, vu d'ici, à s'imaginer l'emprise sur le Japon de yakuzas qui ont tout à fait le pouvoir d'interdire un écrivain de publication ou un cinéaste de production. Là encore, Fukasaku en donne un témoignage effrayant dans Combat sans code d'honneur ou dans Police contre syndicat du crime. Mais il y adjoint toujours un personnage romantique qui sauve in extremis la prétendue noblesse d'âme yakuza et inverse toute la dénonciation : tous pourris, sauf quelques gangsters. L'audace de Kitano radicalisant le propos en ne laissant aucune porte de sortie au système tient peut-être à une conjonction de facteurs, tels que sa relative indépendance de producteur (à travers Office Kitano), sa puissance de star médiatique (Beat Takeshi), ou le fait que ses films sont très marginalement distribués au Japon et font la plus grande part de leur carrière à l'étranger (notamment en France).

(6) On peut également noter à l'appui de cette idée que Rashômon signifie Porte des démons et que la séquence pré-générique d'Outrage est constituée par un défilé de voitures de yakuzas, esprits mauvais, passant la porte de la propriété du Parrain.

lundi 6 décembre 2010

Critiques, vos papiers : Scott Pilgrim (E. Wright)



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Voici venu Scott Pilgrim, héros canadien d'un film sorti sur le tard en France et en catamini, un peu comme American Trip quelques mois plus tôt. Il paraîtrait que les salles n'en veulent pas, ce dont on peut s'étonner au vu du "potentiel marketing du produit" : un teen-movie adapté d'une BD qui se déroule sur fond d'épopée rock, le tout revisité par les codes du jeu vidéo de combat, et porté par une jeune vedette de la comédie américaine... difficile a priori de faire plus "endeur", plus "fun". Il faut croire que ce type de films s'adresse comme on dit dans le commerce à une "niche" qu'il est d'usage de désigner aujourd'hui par le néologisme "adulescents".

Scott Pilgrim reprend, recycle, entrechoque joyeusement les genres et les régimes d'images dans un maelstrom d'effets numériques parfois léchés ou, le plus souvent, ostensiblement désuets. La couleur est annoncée avant même les premières images avec l'apparition du logo Universal pixellisé et accompagné du jingle remixé dans le style « Gameboy ». De même, les «Zzzzzz », « Driiiiing » et autres onomatopées propres à la grammaire de la BD sont ici reproduits à l'image pour rappeler les origines impures du film, quitte à redoubler inutilement la bande-son. Tout est donc bricolé pour faire vibrer la fibre nostalgique d'une catégorie sociologique apparue récemment dans les médias, ces fameux « adulescents », expression dont on se demande si elle correspond à grand chose, sans doute parce qu'elle cherche à mettre le doigt sur un entre-deux forcément un peu flou. Ce serait qui, quoi ? On imagine, de jeunes adultes qui fuiraient les responsabilités ennuyeuses de leur âge en prolongeant une adolescence passée à jongler entre, grosso modo, l'ordinateur, la guitare électrique, la planche de skate et la console de jeux. Difficile de juger de la pertinence de cette catégorisation très appréciée des journalistes en manque d'étiquettes sur lesquelles disserter. Toujours est-il que cette pochade bien-d'son-temps reposerait sur l'incarnation parfaite de l'adulescent tel qu'on nous l'a présenté : Michael Cera, dont le charme juvénile et la petite voix un peu nasillarde paraît toujours en constant décalage avec l'univers viril et héroïque de ses passe-temps. De fait, lui et sa bande d'amis ont environ 25 ans, mais ils vivent au royaume de l'entertainment, où l'on prend soin de leur âme d'ado. Ils mènent probablement la même vie que dix ans plutôt : séances de répèt' de leur groupe, parties endiablées sur les bornes d'arcade de jeu vidéo, etc.

En phase avec son public supposé, Scott Pilgrim réalise le fantasme typique du « gamer » : la fusion du monde du jeu et de la réalité quotidienne, ou plutôt la contamination de l'un par l'autre. Il en résulte un "nouveau monde" où, quand on pisse, la jauge de l'urine apparaît et descend en flèche (les personnages deviennent des Sims). Un tel dispositif donne lieu à quelques idées plutôt amusantes mais il suppose surtout le même type de rapport frustrant au film qu'Avatar : l'impression que le personnage jouit de l'univers qu'il découvre sans que le spectateur partage pour autant avec lui les plaisirs et les sensations rendues possibles par l'irruption du jeu. Pour dire les choses simplement : regarder jouer son pote au fond du canapé, ça va 5 minutes. C'est toujours plus sympa quand on a la maîtrise de la manette.

Notons au passage que c'est également la grande imposture de la 3D que de prétendre nous immerger pleinement dans le monde merveilleux d'un film. L'intérêt d'une approche immersive réside dans le rapport actif de découverte, qui devrait faire du spectateur, un acteur, un aventurier, un explorateur, avec toutes les sensations fortes qui vont avec. Or, cette fonction-là est historiquement dévolue au jeu vidéo qui développe et perfectionne en ce moment même (voir la sortie récente de « Kinect ») une relation étroite et active du joueur qui ne passe plus par la médiation de la manette mais directement par le corps. La fin de ces « prothèses » combinée à des jeux en 3D fera peut-être bientôt advenir l'ère du joueur « Néo », qui se baladera allègrement dans des mondes virtuels comme le héros de Matrix. On peut aussi imaginer que bientôt des jeux utiliseront les techniques de réalité augmentée, permettant l'intégration d'éléments virtuels à notre environnement réel, exactement comme dans le film.

Revenons donc à notre Scott Pilgrim, l'éternel ado qui combat, comme sur Street Fighter, les « ex » de sa nouvelle copine. N'est-ce pas une curieuse idée que celle de devoir exterminer tous ces « ex » pour « gagner » la fille ? Traditionnellement, depuis le Moyen-Age (on peut même remonter jusqu'aux fondements du règne animal), c'est plutôt avec les rivaux qu'on se bat. Enfin... Toujours est-il que Scott Pilgrim retrouve du poil de la bête au gré de ses victoires, en apprenant à maîtriser ses sentiments (estime de soi, amour...) comme autant de nouveaux super-pouvoirs. Ce n'est, au final, pas très différent d'un Spider-Man, à ceci près que pour Peter Parker la découverte des pouvoirs suivait de près celle d'une vocation : sauver le monde, quitte à laisser la petite amie sur la touche. Scott Pilgrim, en bon ado, est plutôt du genre séducteur, égoïste et immature. Il n'emploie ses capacités que pour résoudre ses problèmes de coeur.

A ce sujet, attardons-nous un instant sur le photogramme ici présenté qui illustre bien cette obsession adolescente un peu puérile. Il s'agit d'un plan qui passe probablement inaperçu puisque que comme toute bonne comédie trépidante qui se respecte, rares sont les plans qui doivent dépasser les 2 secondes. L'épée enflammée que tient Pilgrim sur l'image, il s'en est emparée un peu à la manière du roi Arthur avec son Excalibur, sauf que Scott la portait déjà en lui, il la tire de sa poitrine : ses combats ne sont que la quête de ses propres qualités, qu'il transforme en arme pour passer d'un niveau à un autre de son jeu amoureux ; qualités toujours déjà-là, préexistantes, au plus profond de son coeur. Arthur, lui, en arrachant son épée mythique du rocher se voyait confier une mission politique d'une toute autre envergure : régner, devenir roi de Bretagne. Mister Pilgrim se contentera d'une meilleure gestion de sa vie amoureuse.

L'autre élément marquant dans ce plan, ce sont les indications en bas à gauche, imitant les jauges des personnages de jeu, encore une fois. Traduisons. Pour qu'il triomphe, notre héros doit avoir : du coeur, des couilles, de la ruse et de la volonté. A l'époque du roi Arthur on aurait dit avec plus d'élégance qu'Arthur est un preux chevalier au coeur pur, quelque chose comme ça. Aujourd'hui, ces qualités sont des compétences qu'on peut chiffrer et optimiser.
On retrouve-là, sur le plan sentimental la même logique déployée dans l'univers professionnel impitoyable de The Social Network : obsession du score, de la compétition, de l'écrasement des autres joueurs. Mais n'inversons pas l'oeuf et la poule. Le jeu vidéo lui-même, n'est que la variation ludique d'un principe fondateur de nos sociétés soit-disant "méritocratiques" : la notation. Dès le plus jeune âge, on évalue, on attribue un chiffre, une note en nous faisant croire qu'elle ne dépend que des efforts et des « capacités » de l'élève, en passant sous silence l'importance fondamentale du capital social, économique et culturel (c'est-à-dire de la naissance) comme si la note plus ou moins haute dépendait uniquement du temps passé à travailler. Plus tard, ces notes se transforment en bac + un chiffre, puis en salaire, déclinable en net, brut, annuel, etc. C'est ainsi que sont distribués et valorisés à la manière d'actifs financiers les rôles qu'on nous fait jouer dans la vie active. La conséquence de ce jeu de miroir avec les jeux vidéo est que certains élèves mal notés vont en retour chercher dans ces derniers la gratification numérique qu'ils n'ont pas obtenue en classe. L'esprit formaté comme un disque dur par le système scolaire, nous sommes conditionnés de manière à ne reconnaître comme valorisant que ce qui nous attribue un rang, une note, un chiffre. L'âge du numérique, que Deleuze avait lucidement anticipé (1), c'est donc certes le virtuel, mais c'est aussi, a proprement parler, des chiffres. Et ce sera, pour le moment, le mot de la fin.

Raphaël Clairefond

(1) "Les sociétés disciplinaires ont deux pôles : la signature qui indique l'individu, et le nombre ou numéro matricule qui indique sa position dans une masse. C'est que les disciplines n'ont jamais vu d'incompatibilité entre les deux, et c'est en même temps que le pouvoir est massifiant et individuant, c'est-à-dire constitue en corps ceux sur lesquels il s'exerce et moule l'individualité de chaque membre du corps (Foucault voyait l'origine de ce double souci dans le pouvoir pastoral du prêtre - le troupeau et chacune des bêtes - mais le pouvoir civil allait se faire « pasteur » laïc à son tour avec d'autres moyens). Dans les sociétés de contrôle, au contraire, l'essentiel n'est plus une signature ni un nombre, mais un chiffre : le chiffre est un mot de passe, tandis que les sociétés disciplinaires sont réglées par des mots d'ordre (aussi bien du point de vue de l'intégration que de la résistance). Le langage numérique du contrôle est fait de chiffres, qui marquent l'accès à l'information, ou le rejet. On ne se trouve plus devant le couple masse-individu. Les individus sont devenus des « dividuels », et les masses, des échantillons, des données, des marchés ou des « banques ». C'est peut-être l'argent qui exprime le mieux la distinction des deux sociétés, puisque la discipline s'est toujours rapportée à des monnaies moulées qui renfermaient de l'or comme nombre étalon, tandis que le contrôle renvoie à des échanges flottants, modulations qui font intervenir comme chiffre un pourcentage de différentes monnaies échantillons."

Gilles Deleuze, "Post-scriptum sur les sociétés de contrôle", in L'autre journal, n°1, mai 1990

Origine : http://aejcpp.free.fr/articles/controle_deleuze.htm